Kettly Noël, la performance comme espace d’exposition du corps et des sentiments
Samedi 1er juillet, a eu lieu le vernissage de l’exposition « A quoi rêvent les forêts ? » à la galerie des filles du Calvaire sous le commissariat de Lucie Touya. L’exposition collective rassemblait 7 artistes dont deux artistes performeuses : Olya Kroytor et Kettly Noël.

Née à Haïti, Kettly Noël a d’abord vécu quelques années au Bénin, avant de s’installer au Mali à Bamako où elle vit depuis plus de 20 ans maintenant. Elle y a créé la structure de formation Donko Seko, et dirige le festival Dense Bamako Danse. Cet après-midi-là, l’artiste, danseuse, chorégraphe, actrice, qui s’amuse à ne jamais être là où on l’attend, a réalisé dans la galerie parisienne une performance inédite. Rencontre avec une artiste iconoclaste.
Kettly Noël : Performance Panser les forêts à la Galerie des Filles du Calvaire. Copyright photo : Claire NiniKettly, pouvez–vous revenir sur la création de « Panser les arbres » et nous éclairer sur ce titre à la fois poétique et énigmatique ?
Suite à une invitation de Lucie Touya, la performance a été conçue spécialement pour l’exposition et crée directement dans la galerie avec la complicité de Michel Meyer le scénographe avec lequel j’ai travaillé. Bien sûr, avant d’arriver à Paris, j’avais déjà des idées assez claires sur ce personnage de fétiche et de chamane que j’interprète. L’idée de travailler avec un arbre dans l’espace est une proposition de la galerie que nous avons développé avec Michel en recomposant un arbre pansé. Je me souviens d’un petit endroit en Haïti où tous les cocotiers étaient en train de mourir, ils étaient malades et avaient besoin d’être soignés, donc c’est panser au sens de soin. Mais on peut aussi comprendre penser au sens spirituel : à quoi rêve la forêt ? À quoi pensent les arbres aujourd’hui ? C’est une question qui a toute sa place quand on voit ce qui se passe actuellement sur la planète … Penser les arbres c’est aussi les chérir …

On vous connaît comme actrice, vous avez notamment incarné le personnage de Zabou dans le film Timbuktu d’Abderrahmane Sissoko, danseuse et chorégraphe, mais aussi directrice artistique du Festival Danse Bamako Danse … Votre pratique de la performance est-elle récente et qu’est-ce qu‘elle vous apporte que les autres disciplines artistiques ne vous permettent pas ?
J’ai toujours fait des performances depuis Haïti, même si à l’époque je n’appelais pas cela performance. A force d’expériences, de questionnements, de recherches, des envies nouvelles naissent, et je me suis tout naturellement imposée au fil du temps comme une artiste performeuse. Depuis une dizaine d’années, je questionne ces deux espaces que sont l’espace du spectacle vivant et celui de la performance. J’aime la performance qui est un autre espace d’exhibition et d’exposition du corps et des sentiments. J’aime ce rapport plus direct au public, moins guindé, moins sous le contrôle de ses émotions, et toujours curieux de voir jusqu’où je peux l’emmener. L’idée qui me plait aussi beaucoup avec le performing art c’est de travailler de façon instantanée. Je peux vraiment aller au bout de ce que je ressens, chercher les limites, vivre des choses très fortes et partager des moments uniques. J’aime beaucoup les surprises , je ne sais jamais où je vais. C’est très fatigant de travailler ainsi, mais en même temps ça m’amuse beaucoup, alors j’accepte toujours des nouveaux projets de performances.

A ce propos, vous vous êtes récemment illustrée à la Documenta 14 à Athènes, avec une performance qui a été très remarquée et appréciée du public. Pouvez-vous nous en dire davantage sur « Zombification« ?
Dans la culture haïtienne, la zombification est un état dans lequel se trouve une personne dépossédée d’elle-même, dans une mort apparente. La personne zombifiée est manipulable à souhait, et obéit à tous les ordres sans résistance . Un zombi, est un revenant devenu esclave sur une plantation. Il est non seulement lié aux racines africaines mais également à l’esclavage et à l’oppression dans l’île : c’est un mort vivant .
« Zombification » est un projet d’installation/performance que j’ai réalisé une fois de plus avec la complicité du scénographe Michel Meyer. Je suis très contente du résultat car il a réalisé au plus près ce que j’imaginais en terme de décor et de costumes.
J’ai travaillé avec deux danseurs ivoiriens : Sanga Ouattara et Léonce Allui Konan de la compagnie Yefimohah, un danseur malien : Ibrahima Camara et deux danseuses grecques: Martina Kokolaki et Ioanna Aqqelopoulo. Dans une lumière conçue par Samuel Dosière et sur une création musicale d’Hugo Maillet, « Zombification » est un ballet macabre de corps déshumanisés. Pendant 45 minutes, d’étranges croques morts aux allures de « sonderkommandos » d’Ebola affublés de blouse aux dessins des divinités vaudous déplacent inlassablement les cadavres dans un chantier de l’absurde. Seule personnage à la frontière entre les morts et les vivants, j’incarne une Orphée contemporaine, qui tente de survivre dans ce chaos.
La pièce est née de ma révolte par rapport à la “Zombification” globale à laquelle on assiste, cette insensibilisation et indifférence aux drames, massacres, tortures, guerres. Nous vivons un lavage de cerveau planétaire, une oblitération globale destinée à éliminer tout libre arbitre, conscience, et compassion.
https://www.youtube.com/watch?v=gv1yhymfhx0&spfreload=10
Dans la pièce chorégraphique » Je ne suis plus une femme noire » dont vous êtes à la fois la chorégraphe et la danseuse , on retrouve le même dispositif scénographique, avec un arbre déraciné, couché sur la scène, dans cette performance que vous venez de présenter aujourd’hui à la galerie on retrouve un arbre, est-ce un hasard, une coïncidence ou un clin d’œil à « Je ne suis plus une femme noire ? »
Cela s’explique surtout par la thématique de l’exposition de Lucie Touya « A quoi rêvent les forêts ? ». C’est vraiment un nouveau projet et absolument pas une redite de « Je ne suis plus une femme noire ». Pour la commissaire de cette exposition , il était évident de voir un arbre se matérialiser dans l’espace, ce qui peut évidemment rappeler l’arbre de « Je ne suis plus une femme noire ». C’est un clin d’œil involontaire …

Pourquoi cette mise à nu au sens propre comme au sens figuré est-elle indispensable dans votre pratique artistique et votre processus créatif ?
La question d’être nue sur scène interroge toujours. Surtout lorsqu’on travaille sur le continent africain où existent beaucoup de tabous liés au corps. Pour ma part, mon corps est mon outil de travail. Il est transformé, maquillé, déguisé, sanglé, balloté … Dans cette performance, je suis pansée comme une momie avec des bandes de tissus puis je m’en défais complétement. A des moments la nudité s’impose, cette mise à nu permet d’enlever toutes les barrières. L’espace scénique me permet de me libérer de toutes ces entraves.
Justement, c‘est votre corps de femme qui est mis en scène dans votre performance. Vous considérez vous comme féministe ?
Je ne peux pas nier que mon corps est féminin. J’ai un corps de danseuse, qui a eu un enfant, et qui est traversé par le temps. Et c’est justement ce corps que je souhaite exposer. Je suis femme et être femme veut dire se battre pour exister… et en plus je suis une femme noire (rires) ! Je suis femme donc forcément féministe.
Quels sont vos projets dans les prochains mois à venir ?
Je suis invitée au Festival d’Avignon du 9 juillet au 15 juillet. J’y présente une pièce qui date de 2002. « Ti Chelbé » : c’est un huit clos entre un homme et une femme: un vrai rapport de force qui exprime toute la violence entre les deux genres. Cette pièce est interprétée par Oumaïma Manaï (Tunisie) et Ibrahima Camara (Mali). Auparavant, je jouais le rôle féminin, aujourd’hui je passe le relais et c’est très important pour moi. C’est une autre possibilité de faire exister le travail en le faisant interpréter par des jeunes danseurs.
Ensuite il y a la Documenta, après Athènes, où j’ai présenté Zombification, je suis invitée à Kassel avec la pièce Errance.
Et ensuite ce sont les vacances !
Les vacances finies, il faudra préparer votre festival Dense Bamako Danse qui se tiendra comme c’est toujours le cas en même temps que les Rencontres de la photo de Bamako. Quelle surprise nous réservez–vous pour cette édition 2017 ? Quel pont faites vous avec la Biennale de la photo, qui est une manifestation culturelle que vous appréciez tout particulièrement ?
Nous allons organiser une soirée de performances avec la commissaire Marie Ann Yemsi pendant Dense Bamako Danse du 30 novembre au 4 décembre. On est en train de travailler ensemble et d’imaginer une programmation qui se déroulera au Fali Fatô qui est lieu de création et de rencontres que j’ai créé et intégré au Donko Seko.
J’aime beaucoup programmer et concevoir des nouvelles choses et surtout concocter des surprises pour ce public malien que je connais bien !
Exposition » A quoi rêvent les forêts » à la Galerie des Filles du Calvaire jusqu’au 29 juillet.
Commissariat : Lucie Touya
Performance : Kettly Noël
Scénographie : Michel Meyer
Maquillage : Isabelle Théviot
Crédits photos : Claire Nini
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