Conversations aphrodisiaques avec Pascale Marthine Tayou et Jérôme Sans

26 octobre 2017

Conversations aphrodisiaques avec Pascale Marthine Tayou et Jérôme Sans

L’artiste Pascale Marthine Tayou et le commissaire d’exposition Jérôme Sans se sont rencontrés en 1998 lors de la Biennale d’art contemporain de Sydney. Depuis, une belle complicité s’est tissée au fil des projets et des années. Pour les 10 ans de l’implantation de Galleria continua en France sur le site des Moulins (à une heure de Paris) Jérôme Sans est le commissaire de l’exposition Voodoo Child, il met en lumière des installations monumentales inédites et des œuvres plus anciennes de Pascale Marthine TayouOn célèbre aussi les 20 ans d’amitié et d’échanges artistiques entre le commissaire et l’artiste dans un livre intitulé : L’interview afro-disiak. Rencontre avec l’artiste, qui préfère se définir comme un « faiseur », et son commissaire d’exposition qui se sont prêtés au jeu de l’interview croisée.

Pascale Marthine Tayou et Jérôme Sans devant l'arbre à palabresà la Galleria Continua Les Moulins. Copyright photo : Claire Nini

Pascale Marthine Tayou et Jérôme Sans devant l’arbre à palabres à la Galleria Continua Les Moulins. Crédit photo : Claire Nini

Pouvez-vous nous raconter votre première rencontre ?

Jérôme Sans : C’était en 1998 à la Biennale de Sydney. Je me suis retrouvé face à l’installation « Cameroon Soccer Open »  qui ressemblait à l’évocation d’un match de football après la partie. Les éléments étaient disparates et je ne comprenais pas les règles du jeu de cette œuvre. J’étais interloqué par le vocabulaire de cette installation qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais pu voir jusqu’alors. Voulant dénouer l’énigme de cette œuvre, j’ai posé une question à l’artiste qui, par chance, se trouvait en face de moi. Sa réponse était très originale, avec une approche très poétique, différente du décryptage analytique et théorique que développent les artistes en parlant de leur travail. Sans que nous nous en rendions compte, notre relation a commencé à ce moment précis et depuis, nous sommes en dialogue perpétuel, même s’il est sporadique.

Pascale Marthine Tayou : Notre première rencontre a eu lieu à Sydney, Jérôme retient mieux les dates que moi. Ce fût une rencontre forte. Depuis, nos moments de conversations sont plus importants que les temps d’expositions qui sont comme des pauses. Ce qui est intéressant dans ma relation avec Jérôme, ce sont nos conversations.

Le livre « L’interview afro-diziak : Pascale Marthine Tayou et Jérôme Sans » sort aujourd’hui et sera disponible à travers la Galerie Continua, pouvez-vous nous raconter cette aventure ?

PMT : Le livre est une introduction à toutes nos conversations depuis toutes ces années.

JS : Nous avons depuis cette première rencontre une relation assez intime. Nous nous retrouvons de manière assez récurrente pour discuter de nos différents projets ensemble ici et là. L’idée de ce livre était de faire la somme de nos discussions au cours des vingts dernières années et de les nourrir de nouveaux questionnements.

Vue de l'expo Voodoo Child de Pascale Marthine Tayou à la Galleria Continua Les Moulins. Copyright photo : Claire Nini
Vue de l’expo Voodoo Child de Pascale Marthine Tayou à la Galleria Continua Les Moulins. Crédit photo : Claire Nini

L’exposition Voodoo Child, dont le commissariat est assuré par Jérôme Sans, présente à la fois des nouvelles pièces et des anciennes œuvres, pouvez-vous nous en dire davantage ?

PMT : L’expo Voodoo Child est un nouveau display dans lequel j’ai essayé de créer des modules ludiques. Jérôme a distribué ces éléments comme s’ils étaient des applications sur un système. Nous invitons le public à y plonger et à créer son propre système.

JS : Ce terme de display correspond en effet assez bien à cette exposition. Pascale joue avec les mots, l’art, les situations, la vie… En tout cas, il n’était pas du tout question de faire une exposition scientifique, historique ou linéaire. Nous avons plutôt cherché à créer un dialogue entre ces œuvres très différentes (sculptures, tableaux,installations) qui développent un territoire à la fois rugueux, bruyant, chaleureux et coloré. Relier tous ces éléments ensemble peut parfois créer des courts-circuits. Ce ne sont que des propositions de cartographies que chacun peut reconfigurer, redénouer en imaginant de nouvelles histoires.

Vue de l'expo Voodoo Child de Pascale Marthine Tayou à la Galleria Continua Les Moulins. Copyright photo : Claire Nini
Vue de l’expo Voodoo Child de Pascale Marthine Tayou à la Galleria Continua Les Moulins. Crédit photo : Claire Nini

Qu’entendez-vous par ce titre, Voodoo Child ?

PMT : C’est un titre que j’ai validé. Le commissaire en parlera certainement mieux que moi. C’est un projet de commissariat qui suppose ou conçoit que je sois l’enfant du vaudou. Mais qu’est-ce que le vaudou aujourd’hui (puisqu’on parle d’un vaudou contemporain et pas passéiste) ? Le titre n’est qu’une proposition… Ce qui m’intéresse dans la vie c’est l’humain au sens global.

JS : Bien sûr, s’il y a dans ce titre d’abord un clin d’œil à Jimi Hendrix, c’est aussi un hommage à la virtuosité singulière et à la dextérité artistique de Pascale qui passe tour à tour d’un élément trouvé dans la rue à un autre élément acheté dans une boutique ou rencontré sur son chemin. Il y a une fraîcheur dans son travail, une excitation du premier accord joué, un appel à rester ouvert sur le monde, à rester positif : une sorte d’éternelle jeunesse. Pascale, qui ne se prend jamais au sérieux, recherche en nous tous les enfants que nous avons été et que nous sommes. Nous sommes tous des enfants du vaudou, des voodoo children, nous sommes tous africains quelque part. Je rejoins Pascale dans cette affirmation d’un vaudou ultra contemporain, ultra connecté, voire futuriste…

Portrait de Pascale Marthine Tayou à la Galleria Continua Les Moulins. Copyright photo : Claire Nini
Portrait de Pascale Marthine Tayou à la Galleria Continua Les Moulins. Crédit photo : Claire Nini

Pascale Marthine Tayou, j’aimerais que l’on revienne sur votre relation particulière avec la Galerie Continua en France, qui fête ses 10 ans. Vous êtes l’un de leur artistes phare avec Daniel Buren ou Anish Kapoor… 

PMT : Ma relation avec la Galerie Continua a commencé justement au moment où je cherchais à me défaire du système des galeries. Ça ne m’intéressait pas de collaborer avec des galeries, et un des trois directeurs m’a interpellé pour me proposer une production. Vous dites que je suis un artiste phare de la galerie, je ne sais pas vraiment ce que cela veut dire d’être un artiste… Mais si vous le dites c’est que vous savez pourquoi vous le dites (rires). Peut-être c’est ce que je fais qui suppose cela.

Dans ce cas Pascale, tentez de nous donner votre définition :

PMT : Je fuis beaucoup la scène même si la scène est paradoxalement mon lieu de travail, c’est une protection, je préfère raser les murs… (rires) La définition d’artiste est trop fourre-tout. J’ai un certain parcours, mais je ne pense pas que ce soit ma personne dans la chaîne qui soit importante mais plutôt comment donner la place aux émotions, aux sensations. Je préfère dire que je suis un « faiseur », un « proposant »… Mes propositions doivent permettre de faire réfléchir. Ce sont des pistes…

Jérôme, Pascale n’aime pas qu’on le définisse comme un artiste, comment le définiriez-vous ? 

JS: Je crois que ce qui fait peur à Pascale dans cette définition d’artiste c’est son cadre trop limitatif. Le mot artiste le campe dans un contexte qu’il refuse. Il préfère effectivement le terme de « faiseur » que son père lui a donné un jour pour définir sa pratique. Le faiseur prend des risques. Le qualificatif d’artiste ne lui convient pas car cela sous-entend celui qui regarde le monde à distance. Or, Pascale regarde le monde de l’intérieur, il regarde avec le monde. Il n’est pas celui qui juge,qui regarde l’autre, il est véritablement avec l’autre dans le monde.

Quels sont vos prochains projets ?

PMT : Je reviens de la Biennale de Milan. J’ai récemment fait partie d’une exposition collective sur la nouvelle scène contemporaine cubaine car je suis aussi un peu cubain ! La semaine prochaine, je vais à Miami pour une exposition personnelle. J’ai peur d’aller au-delà d’une semaine dans mes plannings. (rires)

JS : Effectivement, ce livre n’est que le premier chapitre, une introduction au volume 2 qui sortira dans quelques années. Ce qui m’intéresse, c’est de travailler dans la durée avec les artistes et avoir la chance de pouvoir les accompagner dans le temps. Être en dialogue avec un artiste en plein cheminement dans des discussions personnelles et artistiques.

Vue de l'expo Voodoo Child de Pascale Marthine Tayou à la Galleria Continua Les Moulins. Copyright photo : Claire Nini
Vue de l’expo Voodoo Child de Pascale Marthine Tayou à la Galleria Continua Les Moulins. Crédit photo : Claire Nini

Pour conclure, avez-vous une anecdote à nous raconter ? 

PMT : Je me souviens d’une anecdote à propos de l’installation de la colonne Pascale dans le quartier de New Bell à Douala au Cameroun. Cela faisait seulement une journée que la colonne était en place et je rencontre un riverain qui ne savait pas que j’en étais l’auteur et qui me donne son explication.

Il me dit ceci : « C’est le siège d’une confrérie ésotérique. Pendant que la ville dort, les magiciens viennent ici toutes les nuits et font un festin après avoir descendu une par une les casseroles. Dès que l’aube arrive ils remettent tout en place et disparaissent. »

Le lendemain lors du vernissage officiel avec Doual’art autour de ma colonnen alors que je fais un discours, je repère dans la foule cette même personne qui entend une autre version de l’histoire.

Ce qui m’intéresse dans cette anecdote, c’est comment cet homme s’est approprié l’œuvre en fonction de sa localité, de sa pensée locale.

Vue de l'expo Voodoo Child de Pascale Marthine Tayou à la Galleria Continua Les Moulins. Copyright photo : Claire Nini
Vue de l’expo Voodoo Child de Pascale Marthine Tayou à la Galleria Continua Les Moulins. Crédit photo : Claire Nini

JS : Je me souviens avoir eu la chance de me retrouver au Cameroun à Douala avec Pascale dans ce même quartier, non loin de l’endroit où fût installée ensuite la colonne Pascale. Pascale m’avait emmené déguster un poisson grillé dans un modeste restaurant fait de bric et de brocc, qui s’est avéré être l’un des meilleurs poissons que je n’ai jamais mangé. Nous repensions à tout ce que nous avions fait ensemble partout dans le monde. Avoir cette réflexion dans ce lieu précis : c’était vraiment un moment de grâce !

Le livre l’interview Afro Disiak est  édité par la Galleria Continua, et disponible à Galleria Continua/Les Moulins (Boissy-le-Châtel)

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